Depuis quand les lois ne tombent-elles plus en désuétude en France ?
Abstract
Dans son compte-rendu sur les Questions de droit maritime (Paris, 1877) de Courcy, Boistel relevait qu'en droit moderne, la question de la désuétude de la loi se ramenait à deux ordres d'arguments principaux, les uns tirés de considérations d'utilité, les autres de l'organisation des pouvoirs publics. Les premiers, marqués du sceau du pragmatisme, auraient tendu à reconnaître la désuétude, les seconds, empreints des abstractions juridiques des publicistes du XVIIIe siècle, auraient conduit à nier à la coutume le pouvoir d'abroger la loi. Toutefois il n'est pas possible de diviser schématiquement les juristes français du XIXe siècle en deux courants qui, pour l'essentiel, auraient recoupé un clivage politique inavoué entre sectateurs de l'ordre ancien et zélateurs du nouvel ordre.
Nombre d'auteurs du début du XIXe siècle s'inscrivaient dans la continuité historique et, à l'instar des juristes d'Ancien régime auxquels ils ne manquaient pas de se référer, ils développaient l'idée que la désuétude des lois était un fait naturel qu'il était vain de méconnaître. Ainsi la Commission de révision des lois instituée par l’ordonnance du 20 août 1824 la qualifiait encore d'"abrogation vivante de la loi" par référence aux jurisconsultes romains. Cependant, comme un large courant politique et juridique était éminemment défavorable à la coutume depuis 1789, il était a priori difficile pour le Tribunal de cassation, puis la Cour de cassation instituée en vue de défendre l'oeuvre du législateur et l'unité de législation, de prendre parti pour la désuétude en sanctionnant des coutumes contraires ou le non-usage. Dans ces conditions, certains jurisconsultes s’efforçaient de concilier cette forme d'abrogation, “effet de la loi du temps”, avec les nouveaux principes constitutionnels. Grâce à un artifice du Procureur général Merlin, -une interprétation forcée du Digeste-, il fut admis -provisoirement- par la jurisprudence et par une partie des auteurs que la désuétude pouvait passer pour l'expression de la volonté générale. Mais cette solution valait exclusivement pour la législation royale et à condition que l’usage contraire ou le non-usage fût général dans tout l’ancien royaume. Une première brèche avait été ouverte dans les anciennes conceptions.
La désuétude était appelée à devenir un “attentat contre la loi des hommes”. A partir d’un arrêt de la Cour de cassation en date du 16 novembre 1841, la désuétude prit alors la couleur d’un crime de lèse-majesté au sens propre du terme. Le sentiment le plus couramment partagé était que le nouvel ordre politique se caractérisait par “le règne de la loi, la proclamation de la suprématie de la loi, la répudiation de l’arbitraire”. Non seulement la désuétude était regardée comme une violation de l’ordre constitutionnel : le pouvoir de légiférer était constitutionnellement dévolu à une autorité exclusivement compétente pour faire et défaire la loi. Mais encore elle apparaissait comme une dénégation des vertus de la loi : d’un côté, elle menaçait de briser l’unité du droit sur toute l’étendue du territoire de la république, d’un autre côté elle mettait en péril la sécurité juridique en restaurant l’incertitude du droit, compte tenu des difficultés de preuve du non-usage et de l’usage contraire, c’est-à-dire de la coutume en général. Mais, dans les faits, cet anathème a modérément étouffé la vie du droit, pour reprendre une expression des tenants de l’évolutionnisme juridique de la fin du XIXe siècle. La désuétude est un fait social. La Cour de cassation a été conduite à se faire le bras armé de la nouvelle orthodoxie et à mener souvent un véritable combat pour la loi. Elle n’admit pas que la masse de granit du Code civil, œuvre d’un législateur souverain et expression même du Droit, ait vocation à subir l’érosion du temps. De même, afin d’assurer la permanence et l’effectivité des lois d’ordre public garantissant l’ordre social, elle réaffirma constamment le principe de légalité des infractions, quelle que fût la cause du non-usage. En matière commerciale, elle finit par tempérer sa jurisprudence à la fin du Second Empire ; elle se résolut à admettre que l’usage pouvait déroger à la loi, quand la loi était simplement interprétative de la volonté des parties, l’usage contraire étant qualifié dans ce cas de convention tacite.
En France, une des voies de l’évolution du droit sera la jurisprudence plutôt que la désuétude et l’usage contraire.
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