Juge et partie. Les observations des tribunaux sur l'application et l'interprétation du futur Code civil (1801) - Université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne
Journal Articles Revue d'histoire des facultés de droit et de la culture juridique, du monde des juristes et du livre juridique Year : 2019

Juge et partie. Les observations des tribunaux sur l'application et l'interprétation du futur Code civil (1801)

Juge et partie. Les observations des tribunaux sur l'application et l'interprétation du futur Code civil (1801)

Abstract

Le titre V du Livre préliminaire intitulé De l’application et de l’interprétation des lois avait rouvert un dossier que la Révolution semblait avoir clos. Non seulement il exposait que « le ministère du juge est d’appliquer les lois avec discernement et fidélité. » Mais encore il concédait au juge un pouvoir d'interprétation (interprétation par voie de doctrine). Dans le corps même du projet de code, différentes dispositions apparaissaient battre en brèche l'orthodoxie légicentriste. Quant au Discours préliminaire, il plaidait pour un rehaussement du ministère du juge et mettait en avant l’utilité et les bienfaits de la jurisprudence des arrêts. En l'occurrence, les magistrats des tribunaux d'appel et de cassation appelés à se prononcer sur le projet se trouvèrent juges et parties. Leur discours posait un postulat : le juge est « un être inanimé » (I), toutefois, par exception, - par nécessité -, le jugement devait être laissé à “l’arbitraire réglé, timide et circonspect d’un magistrat” (II). I. Qu'il s'agit de l'application de la loi ou de son interprétation, les magistrats se voulaient des êtres inanimés ainsi que l’avaient enseigné les Lumières ; Montesquieu avait écrit que le juge devait être : « la bouche qui prononce les paroles de la loi ». Leur discours était soutenu par l’idée que le jugement ne pouvait pas être l’expression de la volonté particulière d’un homme, fût-il un magistrat. Le juge devait être asservi à la loi (A) comme aux faits (B). A. Selon les propres termes du Tribunal d'appel de Lyon, « le juge doit être l'esclave de la loi. » L’asservissement à la loi impliquait une application absolument littérale de la loi sans rechercher son esprit ni l'intention du législateur. Elle se devait d'être mécanique au point que les magistrats refusaient de s'autoriser à raisonner par analogie. Dans cette perspective, dans la rédaction des articles, nombre de tribunaux exigeaient du législateur une terminologie rigoureuse excluant toute expression équivoque, génératrice d’incertitude du droit. Il n’était pas rare qu’ils sollicitassent la réécriture d’une disposition, quand ils n’en proposaient pas une de leur propre chef. Dans le même esprit, ils soutenaient fréquemment qu’il était de la nature d’une codification de comprendre des définitions légales qui liaient le juge. En conséquence, le législateur était invité à combler les lacunes. B. S’agissant de l’appréciation des faits, les tribunaux ne concevaient pas que l’esprit du juge pût être laissé sans guide et son opinion dans le vague. Ils ne ménageaient pas leurs critiques à l’encontre des articles qui conduisaient le juge à statuer à partir d’états de conscience, à rechercher des intentions ou encore à procéder à des évaluations et estimations discrétionnairement. Dans cette logique, les magistrats se montraient plutôt hostiles aux présomptions du fait de l’homme et incitaient le législateur à multiplier les présomptions légales. Leur religion était que le juge épuisait sa compétence en qualifiant les faits à partir de leur constat objectif sans aucune appréciation subjective. De la sorte, de prime abord, les magistrats brossaient le portait d’un juge-automate. Mais ces praticiens du droit savaient par expérience que juger ne pouvait pas se ramener à raisonner et le jugement se réduire à un syllogisme. II. Deux évidences paraissaient s’imposer. D’une part la variété infinie des circonstances ne permettait jamais d’établir une disposition applicable à tous les cas. Pour arrêter une solution judiciaire à un litige, force était alors de s’en remettre au juge. D’autre part il n’était pas non plus d’autre ressource en cas de silence, d’obscurité ou d’insuffisance de la loi (sauf à recourir au rescrit ou au référé législatif). Dans les deux cas, par extraordinaire, il fallait nécessairement recourir à ce que le Discours préliminaire appelait “l’arbitraire réglé, timide et circonspect d’un magistrat”. Arbitraire s’entendait dans le sens ancien de pouvoir de décider appartenant à une autorité. Au reste, les qualificatifs réglé, timide et circonspect tendaient à dissiper toute ambiguïté et à enserrer le ministère du juge dans les limites les plus étroites. Le juge était requis de faire preuve de prudence dans l’application de la loi (A) et de faire appel à la science du droit dans l’interprétation de la loi (B). A. Pour que le juge pût recouvrer une certaine latitude dans son office, il était impératif que les faits fussent notoires, manifestes ou encore qu’ils ne laissassent aucun doute. S’agissait-il de mettre à jour ou de caractériser une volonté ou une intention, le juge avait l’obligation de fonder son appréciation sur des éléments objectifs tels le statut social de la personne, à savoir ses usages et sa qualité, son état et sa condition, ses facultés et sa fortune, ses “besoins réels”. Faire appel à la prudence du juge pouvait aussi être admis, lorsqu'il s'agissait d'apprécier le comportement ou la conduite d'un individu. Il était jugé à l’aune de l'anthropologie des législateurs du temps. La loi était supposée autoriser seulement les “actes essentiellement justes et raisonnables” et le juge accorder sa sanction à l’expression d’une volonté libre et éclairée, à l’exclusion des “conventions extravagantes”, effets « d’une passion qui égare, d’un espoir qui séduit, ou d’une imprévoyance absurde ». Mieux encore, dès lors qu’un litige tenait aux mœurs, les tribunaux considéraient que la justice ne pouvait pas « être obligée de fermer les yeux et les oreilles. » Il n’était pas concevable d’ « encourager le vice, l’immoralité, qui se croira permis tout ce que les lois n’auront pas littéralement défendu ». Il était incontestable que l’application passive de la loi procédait de la répartition constitutionnelle des pouvoirs. Mais les magistrats se plaçaient sur un tout autre plan. Considérant que la sauvegarde de l’ordre public et des bonnes mœurs était commandée par l’objet même du contrat social, ils s’estimaient investis d’une fonction censoriale. Pour les tribunaux, même les plus légicentristes, cette censure des mœurs entrait dans l’office du juge. B. En revanche, l'interprétation judiciaire rencontrait l'hostilité de quelques tribunaux d'appel. Pour eux, elle était une entreprise du Judiciaire sur le Législatif et sa conséquence en aurait été inéluctablement le développement de jurisprudences propres à chaque ressort, destructrices de l'unité législative instituée par la Révolution. Mais d'autres ne manquaient pas de souligner que le juge serait nécessairement appelé à devenir un ministre d'équité, car tout embrasser dans les lois était au-dessus de la prévoyance humaine. Il n’était pas à redouter que les parties au procès fussent exposées au hasard des conjectures d'un magistrat, à sa volonté particulière, car il serait éclairé par la science du droit qu’il était supposé posséder. Il saurait statuer en raison (nullité de la vente de la chose d’autrui, exclusion de la lésion dans les contrats aléatoires, obligation de réparer en cas d’abus du droit d’ester en justice notamment) et tirer parti des exemples que les législateurs étaient appelés à insérer le plus souvent possible dans les articles afin de diriger le juge dans le détail des applications particulières. Il lui serait aussi loisible de faire appel à la ratio scripta (le droit romain) ou encore à cette autre raison écrite constituée des monuments de l'ancien droit français, lorsqu' « ils ne seront ni contraires à la lettre ni répugnant à l’esprit du Code », étant entendu évidemment qu’ils ne pourraient pas donner ouverture à cassation. Au total, le discours des tribunaux conduit à retenir le tableau de juges dont le partage aurait été la servitude volontaire à la loi. Il n’y a aucune mesure commune entre l’ampleur des observations consacrées aux critiques, interrogations et observations sur la prévention de l’arbitraire entendu comme l’expression de la volonté personnelle d’un juge et de celles portant sur l’interprétation par voie de doctrine. De toute évidence, à l’orée du Consulat, au sein de tribunaux très récemment installés, ni l’interprétation judiciaire ni la restauration d’une jurisprudence des arrêts n’étaient d’actualité. Selon toute apparence, le développement du Discours préliminaire sur les pouvoirs du juge traduisait la doctrine de Portalis plutôt qu’il ne reflétait l’opinion commune de magistrats, du moins telle que développée dans les observations.
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A. Desrayaud Observations des tribunaux sur l'application et l'interprétation (1801).pdf (208.63 Ko) Télécharger le fichier
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  • HAL Id : hal-04571692 , version 1

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Alain Desrayaud. Juge et partie. Les observations des tribunaux sur l'application et l'interprétation du futur Code civil (1801). Revue d'histoire des facultés de droit et de la culture juridique, du monde des juristes et du livre juridique, 2019, Liber amicorum. Mélanges réunis en hommage au Professeur Jean-Louis Thireau, Numéro hors-série, pp.121-143. ⟨hal-04571692⟩

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