Les manuels de français du lycée professionnel renouvellent-ils l’enseignement de la parole théâtrale ?
Abstract
Au XXIe siècle, les discours didactiques sur le théâtre dans les programmes et dans les manuels de français de l’enseignement secondaire progressent vers une meilleure articulation de la lecture du texte théâtral et des pratiques scéniques (Bernanoce, 2013 : 27). Les manuels de collège du programme de 2010 en témoignent, même si des hésitations subsistent sur la question de la mise en scène (Ailloud-Nicolas, 2013 : 50), et si toutes les « voix » du théâtre – celle du texte, de la scène et la sienne propre - restent inégalement exploitées (Bernanoce, 2013 : 34).
La récente institutionnalisation de la littérature dans les programmes de la filière professionnelle (2009) ainsi que l’émergence d’une analyse des manuels de ce segment scolaire (Lopez, 2017 ; Lemarchand, 2017 ; Rossignol, 2022) fournissent l’opportunité d’interroger autrement la « manuelisation » (Collinot & Petiot, 1998) du théâtre scolaire. Le lycée professionnel accueille un public éloigné de la culture littéraire classique que la libération de la parole dans le jeu dramatique pourrait rendre plus accessible et vivante (Mongenot & de Peretti, 2013 : 3) ; il offre un terrain d’innovation et de diffusion de nouvelles pratiques pédagogiques (Jellab, 2017 ; Maillard, 2017). Son acculturation à la didactique du théâtre présente des configurations spécifiques, différenciées des modèles de l’enseignement secondaire général.
Pour la classe de seconde du baccalauréat professionnel, les dernières instructions officielles (2019) introduisent un objet d’étude « Dire et se faire entendre : la parole, le théâtre, l’éloquence », travaillé à partir de la lecture intégrale d’une pièce de théâtre et de l’étude d’un groupement de textes autour des « pouvoirs de la parole ». Il s’agit notamment « d’apprécier la dimension esthétique et créative de la parole », de « découvrir et pratiquer la prise de parole en public » (BO n°5 du 11 avril 2019). Les objectifs prennent a priori en compte les résultats des recherches en didactique : rupture avec le « texto-centrisme » et restauration de l’oralité du texte théâtral (Ailloud-Nicolas, 2005 : 7-8). En même temps, la pratique de la prise de parole vise à l’amélioration des compétences communicationnelles des « élèves qui, en classe, en société ou dans le cadre de la vie professionnelle, ont à s’exprimer ».
En nous appuyant sur des travaux méthodologiques (Perret-Truchot, 2015), historiographiques et didactiques (Ferrier, 2013 ; Ferrier & de Peretti, 2016 ; Page, 2016), nous avons enquêté plusieurs manuels de seconde professionnelle combinant formats papier et numérique. Nous avons constaté que la plupart encourage des pratiques valorisées par la recherche, telles la prise en compte des potentialités créatives des répertoires moderne et contemporain aux formes souvent éclatées, ou « l’imaginaire des seuils » (Bernanoce, 2012 : 538). Cependant, la didactisation de la parole théâtrale, malgré l’appui sur des ressources audiovisuelles numériques, peine à s’affranchir de l’entrée par la lecture, qui continue d’être considérée comme l’accès premier vers la mise en scène. L’offre de pratiques scéniques empruntées à des modèles didactiques reconnus (Dulibine & Grosjean, 2004) reste modeste. En outre, si texte et jeu se trouvent corrélés, les risques d’une instrumentalisation pour apprendre les codes de l’éloquence et développer des compétences orales à visée professionnelle ne sont pas toujours évités. Ces écueils renvoient paradoxalement aux jeux dramatiques prônés par le théâtre de l’éducation dans les maisons d’éducation ou dans le cadre du préceptorat des enfants des familles nobles sous l’Ancien Régime : les visées pédagogiques et socialisatrices l’emporteraient sur une ambition littéraire émancipatrice.