« Figures du ressentiment à l’âge classique (Leibniz, Pascal, Spinoza) »
Résumé
À travers les analyses anthropologiques, psychologiques et politiques qu’en proposent les philosophies leibnizienne, pascalienne et spinoziste, cet article appréhende le ressentiment comme « passion productrice du politique ». Entendu comme incessant retour en soi d’une douleur inapaisée, et comme réaction destructrice contre un autre représenté comme cause du mal, le ressentiment, qui est une forme de fermeture sur soi, a des effets politiques décisifs. Certes, il relève davantage du désir de vengeance que de justice. Mais ce désir de vengeance n’est pas improductif : en tant qu’il est lié à l’indignation collective, il constitue le ressentiment comme retentissement du collectif en soi, sous la figure du « dommage subi en commun », débouchant sur l’appel à une réparation pour tous, dont la revendication soude la collectivité. Je me suis posé la question, dans cet article, de savoir si la justice, dans un corps politique, pouvait se définir comme la satisfaction d’un ressentiment collectif, qui ait eu d’abord pour objet la réparation d’un tort ressenti en commun. Dans quelle mesure faut-il donc distinguer désir de vengeance et désir de justice ? Il est possible de soutenir que le premier relève d’un affect de haine, poussant à faire du mal à qui, pareillement affecté, nous a infligé un dommage ; alors que le second désir ressortit à une forme d’amour, poussant à l’obéissance aux règles de droit instituées par consensus affectif. Dès lors, la possibilité d’une dérivation de la justice à partir du ressentiment exige une médiation sans doute difficile à réaliser : il faudrait que la haine se change en amour, que la frustration du désir se commue en respect de la législation. Du ressentiment en tant que passion collective, on peut attendre, plutôt que l’affirmation d’une justice commune, une politique de stigmatisation de l’ennemi, qu’il soit intérieur ou extérieur au corps politique – stigmatisation qui peut culminer dans une politique de destruction de l’ennemi désigné, dès lors qu’on s’imagine en avoir la puissance.