Ecrits littéraires de travailleurs et travailleuses, un laboratoire philosophique ?
Résumé
La communication se propose d’interroger les relations entre écrits littéraires de travailleurs.euses et philosophie en s’appuyant sur des textes partant d’une expérience de subordination au travail : comment une forme a priori éloignée de la philosophie peut-elle illustrer mais aussi et surtout interroger le cadre conceptuel, théorique et politique de la philosophie et constituer un « laboratoire philosophique » (Barrère, Martucelli, 2009 ; Pignol, de Rugy, 2015 ; Bras, Pignol, 2016) ?
Alors que l’écriture du travail semble ressurgir à l’aube du XXIe siècle sous la forme du « roman d’entreprise » (Grenouillet, 2012, 2014 ; Marks, 2017) ou de récits qui font du travail leur objet principal, se développe en son sein une littérature tirée de l’expérience propre du travailleur.euse qui prend la forme de fictions romanesques, de pièces de théâtre ou de poésie. Singuliers dans leur forme comme dans leurs intentions, ces écrits ne peuvent être lus comme un simple prolongement de la littérature prolétarienne ou des écrits d’usine émanant d’intellectuels établis (Linhart, 1978 ; Kaplan, 1985). En effet, ils reflètent les transformations contemporaines du travail et des organisations comme l’évolution des formes de la critique et du rapport au politique.
La communication prendra pour corpus des textes littéraires contemporains de travailleurs et travailleuses qui représentent cette diversité des formes et apparaissent comme une littérature directement issue de l’expérience du travail, « travail stricto sensu », dans lequel ce sont enracinées ces mises en récit (Schwartz, 1988) : le recueil poétique de Thierry Metz Le journal d’un manœuvre (1990), le récit de Joseph Ponthus, A la ligne. Feuillets d’usine (2019), la fiction romanesque de Thierry Beinstingel, Ils désertent (2012), le récit brut de l’abattement au travail et de la joie des périodes de grève et débrayage Putain d’usine de Jean-Pierre Levaray (2002), rappelant les idées de reconnaissance de soi et de dignité développées par Simone Weil dans les « grèves de la joie » (1951) et le roman de Claire Baglin, En salle (2022). Ces textes seront reliés à d’autres textes d’écrivains et écrivaines travailleurs (Bon, 1982 ; Di Ciaula, 1978 ; Piccamiglio, 1999 ; Vinaver, 2022 ; Sam, 2009 ; Grenouillet, 2014). Nous proposons de lire ces textes, qui ne sont ni des enquêtes ni de simples témoignages, en interrogeant leur portée philosophique et politique : quel dialogue peuvent-ils entretenir avec les constructions conceptuelles et théoriques de la philosophie ?
La communication s’organisera en trois temps :
-l’analyse des correspondances possibles entre littérature et philosophie : le texte littéraire illustre, exemplifie et constitue une forme d’épreuve subjective des concepts, notamment celui d’aliénation non comme catégorie totalisante mais comme « dépossession » (Haber, 2009 ; Fischbach, 2012).
-le questionnement par la littérature des notions et théories philosophiques et la nécessité d’une pensée de la simultanéité : celle de l’aliénation au travail, dans la structuration très contrainte du travail salarié, fortement hétérodéterminé, assujettissant, et celle des « renormalisations » (Schwartz, 2000), des recherches d’auto-émancipation, d’échappement, de fuite (Schwartz 2000). L’écriture constitue une de ces échappées par le contenu produit, qui décrit ces petites désertions au travail, et par l’activité elle-même qui soustrait le sujet, au moins pour un temps, à ses assujettissements.
-l’examen de la portée politique de ces textes littéraires et individuels, rarement présentés comme d’emblée politiques ou politisés mais qui pourraient constituer un art de la résistance des subalternes (Scott, 2019 [1992]). « Passer de Cézanne à l’usine et de l’usine à Cézanne » tel que le propose Leslie Kaplan (2020 [1985], p.115) est-ce déplacer les frontières du politique (Rancière, 1998 ; 2018) ? Les écritures littéraires contemporaines du travail participeraient-elles d'une nouvelle forme de politisation du travail, non ancrée dans des théories politiques antérieures mais euphémisée et souvent implicite ?