La signification de l'adoption de l'article 2 du Code civil
Abstract
Pour les publicistes et juristes du temps, les citoyens vivaient sous la “foi des lois”. Il était inconcevable qu’une loi versatile vînt tromper les hommes en changeant pour le passé les règles du commerce juridique. Aucune ne devait venir ruiner les stipulations des parties ni même surprendre les espérances des familles. Dans cette perspective, il était écrit que l’article 2 du Code civil était voué moins à régler des conflits de lois dans le temps qu’à empêcher les lois nouvelles d’agir sur le passé. Politique par son objet, puisque sa destination première était de protéger les citoyens contre les entreprises du législateur, il ne l’était pas moins par ses implications. En effet, son exégèse conduisait à se demander si la sûreté des citoyens et, plus prosaïquement, le respect de leurs droits acquis, emportaient le sacrifice de la souveraineté du législateur, voire un contrôle judiciaire de l’activité législative.
De toute évidence, les débats autour de l'adoption de l'article 2 du Code civil s'inscrivaient dans le prolongement de la réaction politique entamée au lendemain du 9-Thermidor. Plusieurs lois de la Convention sur les successions et libéralités en général ou plus spécialement sur l'égalité successorale avaient été adoptées comme étant un développement des droits naturels proclamés par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen . Toutes ces nouvelles dispositions législatives avaient été présentées comme le retour au droit naturel et à la raison. Réputées déclaratives, elles produisaient effet au 14 juillet 1789. La constitution de 1795 portait qu’ « aucune loi, ni criminelle, ni civile, ne peut avoir d’effet rétroactif » et différentes lois du Directoire instaurèrent une contre-rétroactivité en annulant rétroactivement l’effet rétroactif de ces lois de la Convention. Les écrits de praticiens rapportaient la quasi-impossibilité de démêler les écheveaux ainsi créés et l’un d’eux, Vermeil ne manquait pas de faire observer : « ces variations, sur des points qui intéressaient aussi essentiellement la fortune et la tranquillité des familles, sont une sorte de calamité ». Pareillement les observations des tribunaux sur le projet de code civil se faisaient l'écho du désarroi général des familles du haut en bas de la pyramide sociale. Par le futur article 2 du Code civil, les rédacteurs se proposaient de rétablir la sécurité juridique. En vérité, l'adoption du principe de non-rétroactivité de la loi ne souffrit aucune difficulté. Il fit l'objet d'un assentiment général des tribunaux d'appel et de cassation au Corps Législatif en passant par le Tribunat. L'heure était au repentir, cette célébration unanime résonnait comme une manière de catharsis. De plus, Merlin ne le cachait pas ; par le jeu de l’article 2 du Code civil, seraient consacrés des droits acquis faisant obstacle à la mise en œuvre d’un nouveau texte législatif, dès lors qu’il “empiét[er]ait” sur les conventions des particuliers. Le but avoué était de protéger contre « les caprices du législateur ». Le législateur incriminé était explicitement celui du passé, mais implicitement ce pouvait être aussi celui de l’avenir. Ce consensus sur le principe de la non-rétroactivité de la loi s’alimentait également des affres du futur, il traduisait une inquiétude difficilement avouable sous peine de révéler des doutes sur la solidité du nouveau régime. La France des travaux préparatoires du Code civil était hantée par la Proclamation de Vérone (1795) par laquelle le prétendant à la Couronne de France avait promis non seulement le châtiment des régicides, mais encore la récupération des biens nationaux par leurs légitimes propriétaires. Propriété, droits acquis, non-rétroactivité de la loi exprimaient en définitive le programme de la “Troisième France”, la France des bénéficiaires de la Révolution, préfets, munitionnaires, juristes, officiers, paysans aisés, plus généralement notables des cantons et arrondissements, acquéreurs des biens nationaux.
Si la consécration du principe dans le Code civil ne souleva guère de discussion, il en alla autrement de sa portée à un double point de vue.
Lors de la discussion au Tribunat, Démeunier, tribun favorable au projet, avait développé un discours dans lequel il avait semblé exprimer le souhait que les juges fussent affranchis « d’avoir à juger encore contre ce principe de droit et contre cette règle de législation ». Démeunier était versé dans les questions constitutionnelles, il avait été un rapporteur de la constitution de 1791, mais surtout il avait entretenu une abondante correspondance avec Thomas Jefferson, rédigé plusieurs articles dans l'Encyclopédie méthodique sur les institutions des Etats-Unis d'Amérique et y avait séjourné pendant plusieurs années au plus fort de la Révolution. Le Chief-Justice Marshall n'avait pas encore délivré son opinion, mais il est à présumer que les idées du tribun sur le Pouvoir judiciaire devaient différer de l'orthodoxie française. Mieux encore, il était arrivé que le Tribunal de cassation n'ait pas regardé à qualifier d'inconstitutionnelle et nulle une loi rétroactive. Au Tribunat, un tribun d'opposition, Thiessé se déclara “tourmenté” par la déclaration de son collègue. Il s’interrogeait. L'article 2 du Code civil était-il appelé à jouer comme un frein à l'action du législateur ? N'aurait-il pas aussi pour effet de provoquer “la plus épouvantable des rétroactions” en permettant d'opposer des droits acquis aux lois abolissant les rentes féodales, les ordres et privilèges, les substitutions, etc. ? Son intervention provoqua un tollé général et ses propos furent taxés de “craintes absurdes”, de “terreurs imaginaires”, “d'objections frivoles”. Mais surtout ils firent apparaître que sur la question du contrôle juridictionnel de l’activité du législateur, adversaires et partisans du projet de code civil s’accordaient parfaitement. La conception de la séparation des pouvoirs qui s’était imposée depuis 1789 ne serait pas remise en cause par l’adoption de cet article 2 du Code civil. Le principe de la non-rétroactivité de la loi s'imposait au législateur comme un conseil, une recommandation dictée par la sagesse et l’expérience. En revanche, appliquer une disposition législative rétroactive était une obligation pour les magistrats, « l'office du juge est d'exécuter des lois telles qu'elles sont » (Huguet). Pour le Procureur général du Tribunal de cassation Merlin, c’était une conséquence indiscutable de la souveraineté du législateur.
Depuis les premiers projets de code civil de Cambacérès, le sentiment général était que « l’ordre civil [venait] cimenter l’ordre politique » (Portalis). Cela signifiait que toutes les fois qu'une matière participait du nouvel ordre constitutionnel et politique, touchait au principe même du gouvernement et se rattachait plus à l'intérêt général qu’aux intérêts privés, le législateur pouvait faire rétroagir la loi par exception. Les discours des orateurs de la Convention trouvaient un écho dans les débats des assemblées postérieures. Déjà, sous le Directoire, Lanjuinais, bien que liquidateur de l’effet rétroactif des lois de brumaire et de nivôse an II, avait soutenu que nul ne pouvait opposer un droit acquis à une loi « conforme aux principes d’un gouvernement libre ». Sous le Consulat, l’opinion commune demeurait que la rétroactivité était justifiée par la nécessité « de fonder l'égalité et la république » (Thiessé) ou encore que des lois rétroactives pouvaient être prises au nom de la “raison d'état” pour “la nécessité de l’établissement du nouvel ordre des choses” et comme “un corollaire des principes constitutionnels” (Tribunal d’appel de Montpellier).
Au total, par l’adoption de l’article 2 du Code civil, les législateurs du Consulat aménagèrent une transition paisible entre l’ancien ordre et le nouveau. Cette disposition apparaît ainsi comme la rançon de la politique consulaire de consolidation du nouvel ordre social et constitutionnel et le levier d’ancrage des “masses de granit”. Sur le long terme, elle était appelée à tenir une place cruciale parmi les règles du jeu de la société de la Comédie humaine. Dès lors que la première vertu du bon père de famille était la prévoyance, ruiner les plans des familles, bouleverser l’économie des contrats ou déjouer les calculs des particuliers apparaissait constituer un véritable attentat contre le pacte social. Dans cette optique, dès l’Empire, Mailher de Chassat devait soutenir qu’à l’égal de la loi, une jurisprudence constante donnait naissance à des droits acquis, il en concluait que sa violation constituait un moyen de cassation pour contravention à l’article 2 du Code civil.
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A. Desrayaud Adoption de l'article 2 C. civ..pdf (261.88 Ko)
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