L'envers du miroir. Un objet d'inquiétude des observations des tribunaux sur le projet de Code civil (1801) : la classe laborieuse
Abstract
« Le propriétaire, seul, est le vrai citoyen » (Casalès, 1789). L'ordre civil venant cimenter l'ordre politique selon Portalis, le projet de code civil était-il propre à faire du peuple français une nation de propriétaires et à consolider ainsi l’immense translation de propriété provoquée par la Révolution ?
Dans leurs observations sur le projet de code civil, les magistrats s'interrogeaient gravement et exprimaient sans ambages leurs inquiétudes. Ils redoutaient que la “classe laborieuse” (selon eux, principalement les petits et moyens propriétaires ruraux, subsidiairement les artisans, ouvriers et manœuvres) se trouvât de fait hors la loi, exclue du champ d'application du code. D'une part il leur semblait inaccessible aux ”classes ignorantes” ; les subtilités du Droit, l'analphabétisme et le sous encadrement administratif et juridique des campagnes paraissaient constituer autant d'obstacles quasi insurmontables. D'autre part il ne leur garantissaient aucunement la sécurité juridique, car ses dispositifs étaient souvent inaccessibles aux “fortunes médiocres” du fait du coût de leur mise en œuvre. En définitive, les magistrats étaient portés à penser que sur bien des points, “les gens de la campagne” auraient attendu un droit mieux connu d’eux et mieux adapté à leurs besoins.
C'est pourquoi un sentiment largement partagé au sein de la magistrature était que la “classe laborieuse” était vouée à l'incivilité, c’est-à-dire à demeurer hors de l'état social. Immanquablement la société serait menacée par des individus vivant en une sorte d’état de nature, en toute indépendance et obéissant à leurs instincts naturels. Les observations des tribunaux laissaient transparaître un état d'esprit dominé par la hantise du déclassement social. Le laborieux risquait d’être voué à l'indigence et bientôt de verser dans la délinquance. C'est pourquoi les magistrats proposaient de maintenir ou de rétablir des institutions de l'ancienne France pour assurer la sauvegarde de l'ordre social, par exemple la quarte du conjoint pauvre ou le tiers coutumier normand. Dans le même registre, connaissant la fragilité économique des petites exploitations agricoles, ils présentaient la communauté continuée ou taisible ainsi que les anciennes formes de baux (à rente foncière, emphytéotique, locatairie, etc.) comme de très utiles ressources. La plupart de leurs observations restèrent lettre morte. Pourtant, parmi les rédacteurs, il ne faisait également aucun doute que le code civil devait tendre « à lier la stabilité de la patrie à la stabilité même du territoire » (Portalis). Peut-être les observations du Tribunal d’appel de Riom fournissent-elles une des clés d'explication : « On a trop considéré les familles comme riches ou aisées, peut-être parce que le travail s'est fait à Paris, et qu'on s'est trop circonscrit dans ce qu'on voit autour de soi ou dans ce qu'on a l'habitude de voir. » En tout cas, pendant des lustres, bon nombre de “gens des campagnes” continuèrent à recourir aux traditionnelles pratiques communautaires et à suivre les anciens cadres juridiques d’exploitation des tenures.
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A. Desrayaud Adoption de l'article 2 C. civ..pdf (261.88 Ko)
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